À la suite de la crise financière de 2008, l’UE a tenté de réguler les marchés financiers et les banques, mais la pression du lobby financier était forte. Il y avait également trop peu de contre-expertise, selon un groupe d’europarlementaires.

Etant donné qu’ils estimaient qu’une pression unilatérale constituait un danger pour la démocratie, ils ont lancé en 2010 un appel à la société civile pour la création d’un ‘Finance Watch’, qui agirait comme contrebalancier. L’appel a été signé par 200 parlementaires nationaux et europarlementaires de diverses tendances politiques et n’est pas resté sans suite : à peine un an après l’appel, l’ONG Finance Watch voyait le jour.

Les membres sont issus du monde syndical, d’organisations gouvernementales, d’organisations de consommateurs, d’ONG du développement et de centres de recherche. Benoît Lallemand, qui travaille depuis le tout début chez Finance Watch, est entre-temps depuis plus d’un an à la tête de l’organisation. Tout comme la plupart des autres collaborateurs, il est issu du secteur financier.

‘#ChangeFinance’

Comment essayez-vous de contrebalancer le lobby de la finance ?

Après la crise, le G20 a établi un ordre du jour pour la réforme du système financier. La Commission européenne a effectué des propositions pour transposer cet ordre du jour dans la réglementation européenne. Les premières années, nous avons principalement formulé des arguments techniques afin de retirer un maximum de cet ordre du jour, mais au final, ce ne fut pas si ambitieux. Notre impact semblait limité.

Vous devez codéfinir l’ordre du jour car une fois celui-ci fixé, il vous reste peu de marge de manœuvre. Et même dans ce cas, la mise sur pied d’une expertise et le lobby n’aboutissent qu’à peu de résultats. C’est pourquoi nous avons récemment décidé de nous concentrer désormais davantage sur la formation d’une coalition et de battre campagne. En 2018, nous mènerons campagne sous la devise ‘#ChangeFinance’.

Nous voulons conscientiser le grand public sur les raisons qui imposent un changement fondamental du système financier. Une conscientisation sur la façon dont nous avons loupé une occasion après la crise précédente et sur la raison pour laquelle nous avons besoin d’une seconde tentative aujourd’hui.

Nous devons promouvoir activement les banques publiques mues par une mission ainsi que plusieurs modèles d’entreprise tels que les coopératives.
Benoît Lallemand

Avez-vous pu constater des changements au cours des années écoulées ?

J’ai vu évoluer fortement l’attitude de la société civile et cela, en partie, grâce à notre travail. Ils étaient complexés lorsqu’il s’agissait du monde financier. C’est également son caractère compliqué qui les rendait plus hésitants. Nous disposons d’une marque forte doublée d’une bonne réputation sur le plan de la recherche et du lobby. Nous avons pu détricoter leurs arguments.

Au cours des deux dernières années, la Commission européenne a recommencé à déréguler et à annuler l’ordre du jour du G20. Nous souhaitons toujours suivre ce que l’UE fait sur le plan de la régulation financière, mais à présent, nous serons proactifs. Depuis la conférence sur le climat de Paris et le lancement des objectifs de développement durable, on parle de “finance durable”.

photo: Lisa Develtere
photo: Lisa Develtere

Il s’agit là d’un moment important que nous devons utiliser. La seule chose, c’est que la structure du débat sur la finance durable nie à nouveau le problème fondamental. Le discours du Président Macron lors du One Planet Summit était de dire : “la finance va nous aider”, mais c’est tout simplement ridicule.

Une voie nouvelle

Quel est donc le problème fondamental ?

Pour commencer, c’est le système financier et le financement de l’économie qui nous a justement placés dans cette situation. Autrefois, avant les années 80, le monde financier était au service de l’économie. A présent, il est devenu son maître. Et lorsque l’on dit “au service”, ce n’est pas du tout condescendant.

De nombreuses personnes du monde bancaire seraient fières de pouvoir se décrire comme des personnes qui aident à concrétiser des affaires économiques, comme le conseil aux PME, faciliter l’innovation et soutenir les ménages. Une banque comme Triodos y parvient. Elle joue un rôle particulièrement positif.

Avant, il y avait un cours politique et économique et le monde financier suivait. C’est à présent l’inverse. Toute une série d’indicateurs produits par les marchés financiers sont devenus essentiels pour un pays ou une entreprise. Nous devons systématiquement remettre en question les différentes mesures prises.

Avec la Global Alliance for Banking on Values (GABV) – dont la Banque Triodos est membre – et Mission 2020, vous avez collaboré à la rédaction d’un livre blanc intitulé “New pathways for sustainable finance”. Quel était le but de ce dossier ?

Il s’adresse aux décideurs à Bruxelles et il s’agit d’une liste de recommandations à suivre pour aboutir à une finance durable. La Commission européenne a désigné un groupe d’experts pour travailler sur ce thème et ils sont en train de rédiger un rapport. Ce dossier est une réaction au rapport intermédiaire, à nos yeux pas suffisamment ambitieux.

C’est notre façon de mettre la barre plus haut. Les experts se demandent également comment le système financier existant peut nous aider. Mais ça ne rime à rien, car le système est justement l’une des origines de nos problèmes. Il contribue à ce que l’environnement se dégrade plus vite que jamais et à faire augmenter les inégalités.

C’est le système qu’il faut changer. Le livre blanc démarre dès lors avec cette analyse : le système financier est trop important et n’est pas assez rattaché à l’économie réelle.

Avec #ChangeFinance, nous voulons conscientiser le grand public sur les raisons qui imposent un changement fondamental du système financier.
Benoît Lallemand

Un label pour les prêts toxiques

Le rapport formule six piliers pour la réforme du secteur financier. Quels sont, selon vous, les éléments clés du rapport ?

Pour Finance Watch, les deux suggestions offrant le plus grand potentiel pour lancer un changement du système sont : les évaluations du patrimoine en termes de durabilité et plus de diversité. Toutes les institutions financières devraient confronter leurs crédits et leurs investissements aux objectifs de développement durable. Les sous-estiment-elles ou contribuent-elles à leur réalisation ? Tous les produits, services et institutions qui ne se soumettent pas à une évaluation de durabilité devraient être estampillés d’une étiquette indiquant “potentiellement nocif pour l’homme et la planète”.

Cela fonctionnerait bien mieux qu’un label “finance durable”, que peu de gens verraient étant donné qu’il s’agit d’une niche. Le manque de label laisse supposer au public qu’il s’agit d’un produit neutre, dès lors de qualité, alors que bon nombre de produits et d’acteurs financiers provoquent des dommages à la société.

Parallèlement à cela, le monde financier nécessite davantage de diversité. Aujourd’hui, c’est le modèle d’entreprise avec actionnaires qui domine. Il est soumis à la maximisation du rendement à court terme au détriment de toute autre préoccupation. Dès lors, la finance a perdu de vue sa véritable raison d’être.

Nous devons donc promouvoir activement les banques publiques mues par une mission ainsi que plusieurs modèles d’entreprise tels que les coopérations.

Quel fut l’impact provisoire du livre blanc ?
Le groupe d’experts travaille toujours à son rapport final, mais nous avons certainement, grâce à ce livre, exercé une certaine pression afin de montrer notre ambition. Il était dès lors important ici d’avoir Triodos comme co-auteur – Peter Blom, CEO de la Banque Triodos, est également Président du GABV, et c’est ce qui a rendu notre plaidoyer crédible.

Pendant le One Planet Summit à Paris, le Commissaire européen Valdis Dombrovskis a dit que la Commission analysait ce que l’on appelle le « facteur de soutien vert ». De la sorte, les banques devraient bloquer moins de capital en investissements « verts ». En fait, nous avons opté pour une taxe des capitaux « bruns » ou « nocifs » par des exigences de capital.

Où se situe la différence entre un incitant « vert » et une taxe sur les investissements « nocifs » ?
Il est important de comprendre que les banques européennes ne conservent pas suffisamment de capital que pour absorber leurs propres pertes. Le système financier n’est donc toujours pas stable. Aux Etats-Unis, nous assistons aujourd’hui à une dérégulation et les banques européennes le souhaitent également.

Elles poussent à l’incitant vert parce qu’elles considèrent cela comme une manière de diminuer la quantité de capital qu’elles doivent conserver. Mettre plus de capital en réserve signifie évidemment moins de bénéfices pour les actionnaires. Et elles peuvent estampiller leurs prêts et leurs investissements de « vert », vu qu’il n’existe aucune norme. En revanche, si vous imposez une taxe sur investissements nocifs, ils paieront plus de capital ou opteront pour des investissements verts.

Les exigences de capital assurent la stabilité. Cela évite de devoir orienter le capital dans une certaine direction. Cela passe normalement par la régulation de l’économie. Il n’existe hélas à l’heure actuelle aucune volonté politique allant dans ce sens.

La finance au service de la société

Le changement du système financier proviendra-t-il de régulations gouvernementales ou d’une autorégulation du secteur ?
Personne n’a imposé à Triodos son caractère durable. Dans une banque comme Triodos, vous pourriez donc dire que l’autorégulation peut fonctionner, mais cela doit généralement être imposé par les autorités. Les décideurs n’entrent pas eux-mêmes en action.

Le pouvoir se situe au niveau du public. Les gens ont en assez du statu quo, c’est évident. Lorsque vous proposerez un changement, ils emboîteront le pas. Regardez le Brexit ou Trump, qui incarnent hélas une espèce de changement pas spécialement réussi. Vous avez besoin d’une large coalition d’ONG qui puissent jouer sur ce tableau.

Informer ces gens, les impliquer et les pousser à l’action. Cela exercera une pression sur le monde politique pour plus de régulation. Et il pourra ainsi remettre la finance au service de la société. C’est la seule façon. L’autorégulation ne s’applique hélas pas. Triodos en est justement le contre-exemple.

Le fait que les acteurs soutiennent dans la pratique un ordre du jour pour le changement dans la finance est essentiel. Ils apportent de la crédibilité et du poids à notre histoire. Ils sont l’exemple vivant du type de finance que nous voulons voir surgir.

Etes-vous optimiste quant à l’avenir de la finance ?
Oui. D’une part, c’est triste de voir où nous en sommes, dix ans après la crise. D’autre part, les gens savent que l’une des causes fondamentales des nombreux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui est dû au système financier.

Les gens lambda le comprennent parfois mieux que les décideurs politiques ou les experts surdiplômés qui s’inventent des théories complexes sur la zone euro. Les gens savent que les banques et les investisseurs étaient suffisamment forts que pour éviter une régulation post-crise. Nous avons loupé l’occasion à l’époque, mais essayons à nouveau de mettre la pression.

Il s’agit d’un message positif autour duquel nous devons construire une coalition. Renfermons le diable dans sa boîte et restituons à la finance son côté ennuyeux. (rires)

finance-watch.org